TESICH Steve - Karoo


La cinquantaine, Saul Karoo est un "écrivaillon" comme il se définit lui-même, doué dans le style mais incapable d'invention. Son travail -lucratif- consiste à modifier pour l'industrie du cinéma des scenarii, et parfois de rectifier le montage de certains films afin qu'ils soient plus rentables ce qui lui vaut le surnom de "doc" (le docteur). Karoo, séparé de sa femme, incapable d'exprimer à son fils adoptif les sentiments qu'il éprouve, découvre qu'il est devenu insensible à l'alcool. Cette découverte le plonge dans un désarroi nouveau, il doit sans cesse "faire semblant" d'être ivre pour tenir son rôle, surtout devant son ennemi intime, le producteur Cromwell, qu'il rêve d'envoyer balader mais devant lequel il s'écrase finalement, acceptant même de réparer le dernier film d'un réalisateur qu'il admire plus que tout autre. La projection du film à "réparer" le plonge 20 ans dans son passé, lorsqu'il reconnaît dans un petit rôle de serveuse, le rire inégalable de la mère biologique de son fils. A cet instant, il s’octroie le rôle du démiurge qui va rectifier le destin d'une mère et d'un fils séparés par les aléas de la vie, le seul moyen qu'il entrevoit pour prouver à son fils combien il l'aime.
De temps en temps, très rarement bien sûr, on me redonne à retravailler un script qui n'a aucun besoin d'être retravaillé. Qui est très bien comme il est. Qui n'attend plus qu'à devenir un film. Mais les huiles du studio, ou bien les producteurs, ou les stars, ou les metteurs en scène, ont une autre idée sur la question. Je me retrouve alors face à un dilemme moral, c'est parce que j'ai en moi cette petite voix nommée l'homme moral et l'homme moral qui est en moi veut se battre pour ce qui est juste. Il veut défendre ce script qui n'a aucunement besoin d'être retravaillé, ou, du moins, il veut refuser d'être personnellement impliqué de quelque façon que ce soit dans son éviscération.
Mais il ne fait ni l'un ni l'autre. (p.55)

J'ai emprunté ce livre à mon neveu et je dois dire que sans lui, je n'aurais pas su que ce roman existait. Je ne le regrette pas car voici un roman formidable, au sens strict du terme :  terriblement bien ficelé et terriblement dramatique. Des histoires comme celle-ci il n'y a pas beaucoup d'écrivains capables d'en produire, à part peut-être Jim Harrison.
Nous sortons ensemble. Je titube légèrement, pour les apparences. Je m'appuie sur elle pour me soutenir, en ce qui est l'une de mes meilleures imitations de l'alcoolique notoire.
Il n'y a pas de rancune entre nous. pas du tout.
Dehors, il ne fait ni chaud ni froid. C'est le mois de mars, mais on dirait le mois de mai. On est en mai depuis janvier (p.216)
Karoo comme l'indique la quatrième de couverture, raconte l'histoire d'une chute. On en dit trop et pas assez. Karoo qui rectifie les scripts va s’atteler à une tâche interdite : rectifier la vie, rien de moins. Remettre droit ce qui est parti de travers, donner de l'équilibre à une famille amputée. Et le lecteur assiste impuissant au trajet de l'aiguille, la lame, la plume, qui pique d'une couture invisible et presque cruelle, la figure d'une famille écartelée, sorte de Doppelgänger du manteau usé du défunt père de Karoo qui hante les rues de New York comme un épouvantail qui prend vie sur un paria. Très bon moment de lecture malgré les dernières pages qui m'ont parues moins convaincantes (presque bâclées) au niveau de l'inspiration (ou alors c'est moi qui n'ai pas compris ce qui est toujours possible car je manque de références mythologiques).

Un roman à découvrir dans ce très beau livre des éditions Monsieur Toussaint Louverture 


une page du livre





année sortie 1998 (posthume)
traduit de l'anglais (États-Unis) par Anne Wicke
600 pages
édition française en 2012 aux éditions Monsieur Toussaint Louverture
illustration d'entrée de billet : New York Restaurant par Edward Hopper

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